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Géopolitique

À lire : Vendre la guerre, de Pierre Conesa

By 12 octobre 2023No Comments
vendre la guerre

J’ai lu « Vendre la guerre – le complexe militaro-intellectuel », de Pierre Conesa. En cette période de guerre en Ukraine et de terrorisme du Hamas, la publication de cette note de lecture peut apporter un éclairage utile. Notez que le livre a été publié en mai 2022.
Je précise comme à chaque fois, que cette note de lecture n’est ni résumé ni une synthèse. J’ai essayé de reprendre quelques éléments du livre. Les phrases entre guillemets sont de l’auteur et n’engagent que lui.

Vendre la guerre

J’aime beaucoup les interviews de Pierre Conesa qui fait toujours preuve d’une grande culture, de beaucoup de clarté, et ce qui ne gâche rien, d’humour.  J’ai aussi beaucoup aimé ses précédents ouvrages : La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite et La fabrication de l’ennemi. Je l’avais invité il y a fort longtemps lors du colloque sur les « pratiques d’intelligence économique France / Suède » alors qu’il était patron de CEIS.

Le complexe militaro-intellectuel

Le sous-titre du livre « le complexe militaro-intellectuel » fait évidemment référence au complexe militaro-industriel dénoncé par Eisenhower dans son discours de fin de mandat en 1961. À partir de cette référence, Pierre Conesa « tente de décrypter les mécanismes sociologiques de fabrication de l’homo bellicus dans les démocraties modernes et l’apparition et le fonctionnement du complexe militaro-intellectuel qui, aujourd’hui, est devenu un acteur à part entière de la réflexion stratégique ». Si Pierre Conesa veut comprendre le fonctionnement du complexe militaro-intellectuel, c’est parce que cette nébuleuse a joué au feu, en promouvant des guerres, avec des motivations (on serait tenté de dire « prétextes ») tantôt humanitaires, juridiques, morales, religieuses ou culturelles, mais très rarement stratégiques. Le désordre qui en découle est inquiétant pour l’avenir. Surtout en ce moment, où nous assistons à une triple menace : une attaque en règle contre l’universalisme, la montée des intolérances (notamment religieuses), et une action musclée russe qui chercher à récupérer la place qu’occupait l’URSS.

Le terrorisme religieux remplace le communisme

La première partie de « Vendre la guerre » s’ouvre par le séisme géopolitique de la disparition de l’URSS en 1989. La « catastroika ». Les complexes militaro-industriels et militaro-intellectuels sont alors dans l’impasse. Mais la guerre du Golfe de 1991 vient relancer la machine. Les Américains inventèrent pour l’occasion ce que l’auteur appelle avec humour les « concepts magiques » de state-building, nation-building, ou de guerre préventive … Guerre préventive qui a naturellement pour but d’éviter la guerre … C’est la logique des faucons américains !

Pierre Conesa détaille les mécanismes d’influence et de manipulation, et présente de nombreux exemples. Un des plus marquants est la manière avec laquelle les États-Unis ont fait croire que la guerre de Sécession (1861 – 1865) avait libéré les Afro-Américains. Rien de tel. Et l’auteur présente des chiffres totalement effarants : « Plus de quatre mille quatre cents Noirs avaient été lynchés, torturés, mutilés et démembrés entre 1877 et 1950, parfois en présence d’élus, avec un pic en 1919 … ».

Désarroi du complexe militaro-intellectuel

Choix de la médiatisation d’une crise

La seconde partie de « Vendre la guerre » explique que « dans ce monde sans paradigme, le complexe militaro-intellectuel va décider du choix de la médiatisation de telle ou telle crise, conseiller des méthodes militaires sur tel ou tel problème. » De nouveaux concepts vont justifier des guerres : droit d’ingérence, devoir de protéger… À la manœuvre, nous allons retrouver d’abord les think tanks américains (comme la RAND) et des islamologues (qui ont remplacé les soviétologues) qui vont structurer et qualifier la menace. « La production de rapports labellisés vient cadrer les débats ». La mécanique est de choisir les cibles, désigner, médiatiser (notamment lors des débats sur les plateaux télé), puis enfin militariser.

Avant d’engager une action militaire

Pierre Conesa présente les politiques comme dépassés face à ces enjeux, sans profondeur ni réflexion stratégique. Leurs préoccupations sont électorales et médiatiques. Ils font fi de la doctrine Powell, consistant en une série de questions auxquelles il faut répondre par l’affirmative avant d’engager une action militaire :

  • Des intérêts vitaux sont-ils en jeu ?
  • Des objectifs atteignables ont-ils été définis ?
  • Les risques et coûts ont-ils été objectivement analysés ?
  • Toutes les autres options non-violentes ont-elles été épuisées ?
  • Existe-t-il une stratégie de sortie permettant d’éviter un embourbement ?
  • Les conséquences d’une intervention ont-elles été évaluées ?
  • Le peuple américain soutient-il cette action ?
  • Avons-nous un réel soutien de la communauté internationale ?

Intellectuels hypnotisés

Le complexe militaro-intellectuel français est composé de Bernard-Henri Levy, au centre de la critique de l’auteur. Mais aussi André Glucksmann (je vais publier sous peu la note de lecture du dernier livre de son fils Raphaël), Pascal Bruckner, Thérère Delpèche, Romain Goupil. Avant eux il y avait Sartre qui « s’est trompé avec une constance qui suscite le respect ». Il cite Jean Birnbaum qui démontre « l’incapacité de la gauche à penser le fait religieux autrement que comme un signe de misère sociale, de révolte ou d’oppression coloniale ». Ces intellectuels sont comme hypnotisés et soumettent sans cesse le réel à la théorie. « Le débat sur l’islamo gauchisme va s’ancrer dans cette vieille capacité des intellectuels français à aborder les questions par la théorie en niant la réalité pour débattre des principes ».

Lois mémorielles

Il fustige dans « Vendre la guerre » les « lois mémorielles » qui colorent le passé avec des concepts juridiques contemporains et empêchent les historiens de faire un véritable travail de mémoire. Il faut dire que parfois l’Histoire se révèle plus complexe qu’on aurait pu l’imaginer. Exemples :

  • Le CNRS vient de publier la liste des 10 000propriétaires d’esclaves indemnisés après l’abolition de l’esclavage en France le 27 avril 1848. Or explique Pierre Conesa « 30% des propriétaires d’esclaves indemnisés n’étaient pas blancs ».
  • La loi Taubira « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité du 21 mai 2011 » ne mentionne que le commerce triangulaire et « laisse de côté la traite arabo-musulmane (qui dura du VIIè au XXè siècle). Conesa enfonce le clou et pointe la duplicité de Taubira quand elle déclara « il ne faut pas trop évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les jeunes arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes »… Ces lois sont notamment portées par les « lobbys diasporiques » dont le but n’est pas de lutter contre l’esclavage dans ses formes actuelles, notamment en Afrique, mais de diaboliser les Occidentaux.

Le complexe militaro-intellectuel et les nouveaux bellicismes

Radicalismes religieux contre l’universalisme

La troisième partie traite des radicalismes et notamment des radicalismes religieux qui « dénoncent les Lumières et l’universalisme au profit de la communauté des croyants seule admise dans leur géopolitique rêvée ». « Les zélateurs de la guerre civile, phénomène nouveau, sont des sécessionnistes qui se diversifient chaque jour (dernière version LGBTQA+…), mais ciblent directement le penseur universaliste et désignent un responsable universel : l’homme blanc, au pouvoir ou pas. Ils professent un « antiracisme raciste. (…) Leurs militants sont des nouveaux SA  (…) ils mènent des campagnes anonymes de haine sur internet ».

Néoconservateurs Américains

Pierre Conesa attaque les néoconservateurs Américains et la théorie de la « destinée manifeste » qui donne aux Américains une mission divine d’expansion de la civilisation. Au pouvoir sous Bush, ils vont être les auteurs d’une politique du pire, bien illustrée par ces deux principes : d’abord « on rase tout et on reconstruit un pays ou un État, puis on instaure une démocratie ». Second principe : il est légitime de mentir pour le bien. Chaque intervention militaire va conduire à des vagues de terrorisme salafiste. La privatisation de la guerre par des sociétés militaires privées va la rendre plus acceptable, car moins visible. Et les lanceurs d’alerte vont devenir l’ennemi absolu, à l’image du traitement de Chelsea Manning ou de Julian Assange.

Pierre Conesa revient sur « les radicalismes religieux (qui) vérolent un bon tiers de l’humanité. » « Les promoteurs sectaires de la guerre civile » qui tiennent « un discours violent contre un ennemi commun identifié : l’homme blanc ». Il cite Gérard Challiand « La capacité des anciennes victimes à devenir des bourreaux laisse bien augurer de l’avenir de l’espèce ». Pierre Conesa assimile, comme déjà évoqué plus haut, le woke et la cancel culture aux méthodes des SA.

Traite des Noirs

L’auteur revient en fin d’ouvrage sur la traite des Noirs et cite Olivier Pétré-Grenouilleau qui « a comparé les effets démographiques du commerce triangulaire, de la traite intra-africaine et de la traite arabe sur la côte est du continent. Il estime que les Européens ont déporté entre onze millions et treize millions de personnes, soit moins que les dix-sept millions des empires arabes, incluant les captifs chrétiens (un million au Maghreb) ».

L’auteur démontre que l’universalisme des Lumières est attaqué ! « Face à un éclatement de l’universalisme qui se traduit par de multiples affirmations identitaires, violentes, racistes qui prétendent tous les jours faire la guerre à l’homme blanc (…) le complexe militaro-intellectuel est K.-O. technique, taiseux et cherche à se rattraper à quelque branche connue, dont il est immédiatement expulsé ».

L’auteur termine l’ouvrage en présentant les innombrables guerres qui ne sont pas médiatiques et donc laissées hors champ.

Critique de Vendre la guerre

Le contenu est passionnant. Mais suivant l’adage « qui aime bien châtie bien », je me permets deux petites critiques sur la forme :

  • Commençons par un détail : le plan est relativement déséquilibré avec une première partie de 30 pages et une dernière de 140 pages.
  • Plus embêtant, il y a des redites. Exemple au niveau des titres. Le titre de la seconde partie est « Désarroi du complexe militaro-intellectuel ». Mais la troisième partie contient un chapitre intitulé « Désarroi du complexe militaro-intellectuel face aux radicalismes religieux » qui en toute logique aurait pu se retrouver dans la seconde partie. Ce n’est pas un cas isolé. Le sujet de la traite des Noirs revient à plusieurs reprises, comme celui des radicalismes religieux …

Ceci étant posé, c’est une lecture passionnante. Vendre la guerre est édité aux Editions de l’Aube. Ce livre m’a rappelé la critique de Pascal Boniface « Les intellectuels faussaires ». Et pour finir, un focus sur la formation en veille géopolitique.

Jérôme Bondu

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