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Géopolitique

CR : L’internet russe

By 26 octobre 2023octobre 30th, 2023No Comments
internet russe

Qu’est-ce que l’internet russe ? J’ai eu le plaisir de participer au premier Campus Cyber Summit organisé par le Campus Cyber Hauts-de-France Lille Métropole, à Lille le 19 octobre 2023. Cette seconde partie est entièrement consacrée au compte rendu (informel et personnel) de la conférence de Kévin Limonier sur l’internet en Russie.

Internet russe

Kevin Limonier

Le premier Campus Cyber Summit s’est fini avec une conférence plénière de l’excellent Kevin Limonier sur l’internet russe. Le thème de son intervention était : L’internet russe et l’impact de la guerre en Ukraine. Kevin Limonier est maître de conférences en géopolitique et études slaves, spécialiste du cyberespace russophone. Il est membre de l’Institut Universitaire de France.

En introduction, Kévin Limonier a rappelé que pendant longtemps, on a regardé les géographies de l’internet avec circonspection. Au premier abord, les flux sont évidemment perçus comme immatériels et se jouant des frontières. Néanmoins nos interactions dans la vie réelle ont un « reflet » dans le cyberespace. Et les frontières physiques ont été dupliquées dans le cyber. Ce qui fait qu’il y a aujourd’hui une frontiérisation du cyberespace. Cela est particulièrement vrai pour la Russie qui cherche à rebâtir les frontières soviétiques, et recouvrer sa puissance passée dans le cyberespace.

Lente dérive autoritaire de l’internet en Russie

La Russie a une place à part parmi les acteurs étatiques de l’internet

Ecosystème russe

– Kevin nous explique qu’il existe un internet russe. Ce qui est un cas pratiquement uniquement (mis à part la Chine). À titre de comparaison on ne parle pas de fra.net ou d’un ita.net.
– Les Russes ont des acteurs nationaux équivalents aux GAFAM et à la plupart des services numériques. Yandex (Yet another Index) est le moteur de recherche, pendant de Google. VK est l’outil de réseautage professionnel en ligne, pendant de Linkedin.
– La guerre en Ukraine a renforcé cette « insularité ». L’ambition de l’internet souverain en Russie est de pouvoir se déconnecter du reste de l’internet.

Apparition de l’internet russe

La première fois que l’on parle d’un internet russe est en 1992. Les Russes veulent une réforme de l’ICANN, et refusent la domination américaine dans la gestion des noms de domaine (combat au demeurant légitime, mené aussi par des acteurs comme Louis Pouzin). Les Russes proposent alors une prise en charge par les Nations-Unies. À l’époque ce discours est peu audible. Mais cette revendication permet néanmoins à l’internet russe de faire parler de lui une première fois.

Renforcement de l’internet russe

Les choses changent en 2013 et évoluent vers le développement d’un internet russe souverain. Trois éléments concourent à cela : il y a d’abord les révélations d’Edward Snowden et l’exposition au grand public du scandale de l’espionnage mondial par la NSA. Il y a ensuite, les grandes manifestations de rue contre Poutine qui ont eu un prolongement dans les médias sociaux. Le FSB a alors pris conscience qu’il n’a aucun contrôle de ces nouveaux réseaux sociaux. Il y a enfin, les révoltes des printemps arabes ont aussi prouvé l’importance des médias sociaux.
Il y a donc une triple prise de conscience, et cela va se manifester par une inflation judiciaire en Russie : avec notamment une obligation de relocaliser les données en Russie. Ce qui va permettre au passage un développement des sociétés russes de cloud. Et va avoir comme autre conséquence l’adoption en 2019 de la loi sur le Ru.net souverain.

L’internet souverain russe

Confiscation des entreprises de l’internet russe

Revenons un peu en arrière. Dans les années 90, il s’est mis en place une contreculture numérique en Russie. Ces premiers geeks s’opposaient à la bureaucratie et l’autoritarisme gouvernemental. C’était l’équivalent de la contreculture américaine, antiguerre du Vietnam.
Cela se matérialisé notamment par le développement de nombreuses sociétés, dont l’une des plus célèbres en Russie est Vk…
Mais ces entreprises vont progressivement tomber dans l’escarcelle du pouvoir. Vk va par exemple être « confisqué » par le pouvoir russe et « donné » à Alisher Usmanov. Les entreprises pionnières vont donc alimenter l’internet souverain après être intégrée dans le giron du pouvoir.

Frontiérisation à l’internet russe

La volonté du pouvoir de frontiérisation de l’internet russe est compliquée mais progresse néanmoins.
– La complication vient notamment des très nombreux acteurs de l’internet russe. Par exemple, il y a officiellement 13 000 FAI (fournisseurs d’accès à internet). Une estimation plus réaliste porte le chiffre à 7 000 FAI, ce qui reste considérable. Par comparaison, ils sont une poignée en France. Ce foisonnement peut faire croire à l’impossibilité du pouvoir à contrôler les acteurs de l’internet.
– Mais, Kevin Limonier oppose à cet argument une très forte volonté gouvernementale. Pour reprendre l’exemple des FAI, le pouvoir va obliger les fournisseurs à intégrer des (soit disant) « appareils de lutte contre les menaces » (TSPU) sur les points nodaux de leur réseau. Ces TSPU vont en réalité permettre au pouvoir de contrôler les flux, de voir les connexions à l’extérieur de la Russie, de ralentir l’accès à des services non voulus, voire même de couper l’internet.
– La partie n’est pas facile pour le pouvoir, car les FAI sont globalement très réticents à intégrer ces TSPU et usent de multiples stratagèmes pour ralentir leur mise en place. Malgré cela, on voit le pouvoir russe étendre sa politique de frontiérisation à l’internet russe.

L’impact de la guerre en Ukraine sur l’internet russe

Bulle informationnelle russe

La guerre en Ukraine se passe aussi dans l’espace cyber.
– Ainsi du côté ukrainien, il y a des volontés d’indépendance numérique. On a pu voir dans la rue des accès à l’internet (non russe) via des boitiers satellites starlink américains.
– Côté russe, il y a des actions ciblées. Par exemple, en Crimée il y a eu un « découplage » de l’internet avec l’Ukraine, et une « connexion » l’internet russe. Autre exemple, dans le Donbass il y a de plus en plus d’opérateurs qui sont liés au pouvoir russe.
– Les Ukrainiens dans les zones occupées ont de moins en moins de possibilités de communiquer avec l’internet non contrôlé par la Russie. Ils sont donc dans la bulle informationnelle russe, avec ses capacités d’influence et de manipulation.

L’internet russe est un modèle pour les États autoritaires

En conclusion, Kévin Limonier soulève l’idée que cette déconnexion de la Russie avec l’internet mondial peut donner des idées à des États peu regardants sur les libertés individuelles. Certains États autoritaires sont tentés de faire de même, et les Russes vendent leurs solutions à leurs alliés, notamment l’Iran et l’Afghanistan… En 2019 le pouvoir iranien a ainsi coupé internet au niveau PGP pendant quelques heures. Aucune communication ne passait.

Éléments du débat sur l’internet russe

– En chine, la capacité de blocage a été conçue dès le départ. Le blocage est donc beaucoup plus simple.
– La Russie avait tenté un découplage total il y a quelques années. Mais cela n’a pas été concluant. Il faut noter que les Russes ont beaucoup de matériels non russes et sont très dépendants de matériels chinois et même Américains. D’où l’idée de ralentir plutôt que bloquer l’accès aux services qui déplaisent au pouvoir en place.
– Poutine a la volonté d’être plus dépendant de l’internet chinois qu’occidental.

Sur le sujet de l’internet russe, on pourra aussi consulter les articles suivants :
– Que sait-on des cyberattaques russes ?
– À lire : Résumé de Toxic data, de David Chavalarias. 2/3
– À lire : Géopolitique des données numériques. Amaël Cattaruzza
Surveillance russe : consultations russes de mon site internet.

La conférence était passionnante !!

Voir aussi la note de lecture « Comment poutine fait la guerre à nos démocraties ? » et  la formation sur la veille géopolitique.  Voir enfin le profil de Kévin Limonier sur l’IFG.

Jérôme Bondu

 

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