Veille humaine et automatisée
En cette période de saut technologique, qui voit GPT4 faire les gros titres, on peut se demander comment va s’articuler le travail humain et numérique. À chaque innovation s’est posée la question de la complémentarité Homme/Machine. Qu’en est-il pour la veille ? J’ai eu le plaisir d’intervenir le 23 mars dans le cadre du salon I-expo lors de la table ronde « Complémentarités entre la veille humaine et automatisée ».
J’étais en bonne compagnie avec :
– Marina Bellot, Responsable du pôle SCOPE & Experte en veille depuis 2008, FIRST ECO
– Sylvie Sage, responsable du service d’information chez Deloitte.
– Mounir Rochdi, Expert International en Competitive Intelligence & en Innovation, Centre Du Commerce International.
– Et Christophe Deschamps, qui anima la table ronde.
J’y ai développé quelques-unes des idées suivantes !
Des complémentarités pas si simples à mettre en œuvre
Il y a des complémentarités évidentes entre la veille humaine et automatisée. Mais en réalité, cette complémentarité n’est pas si simple à mettre en œuvre.
On peut distinguer trois types de difficultés :
– D’abord des difficultés que l’on peut qualifier de techniques. Et d’abord liées à notre rapport aux outils : Il y a eu un tropisme outil (difficile à dater, mais que l’on peut situer vers 2010) qui a fait passer la dimension humaine au second plan des dynamiques de veille. C’est une période durant laquelle s’est développée l’idée du « bouton magique ». On appuie sur le bouton de l’outil de veille … et la veille se fait toute seule. C’est d’ailleurs durant cette période que j’ai réalisé mon benchmarking des plateformes de veille. Il se peut que retombions dans ce travers avec l’engouement pour ChatGPT. Même si Christophe Deschamps a prouvé que l’IA peut être largement utile pour la veille, il ne faudrait pas qu’à nouveau cela éclipse l’importance de l’humain.
– Ensuite, des difficultés organisationnelles : Plaquer un outil sur une structure est compliqué. Par exemple, transformer une expression de besoin orale en paramétrage … est un exercice subtil. Cela demande une bonne dose de compréhension des dits et non-dits (de la part du demandeur) et de connaissance des outils.
– Enfin, des difficultés humaines : L’Humain ne se réduit pas à des équations. Ainsi, j’ai pu observer durant mes presque vingt ans de consulting en intelligence économique, de multiples formes de rétention d’information. Quelques exemples : Dans une grande organisation, les différents services de veille ont été bloqués dans leur volonté de se rapprocher. Pourquoi ? Parce que leurs directions respectives préféraient garder sous le coude leur service de veille, pour garder la main sur ce canal de remontée d’informations. Quand on joue au jeu du « dilemme du prisonnier », on se rend vite compte que les forces de rétention des informations sont plus « puissantes » que les forces de partage des informations.
Faciliter la complémentarité entre veille humaine et automatisée
D’où l’indispensable travail d’animation du responsable veille pour faciliter cette complémentarité. Cela peut passer par de multiples voies. Reprenons notre triptyque :
– Aspects techniques : dans l’offre des solutions, il convient évidemment de choisir l’outil adapté. Passé cette tautologie, cela revient à définir des besoins, la structure (siloté ou pas…), la culture (collaboratif ou pas…), l’actualité et le budget !
– Aspects organisationnels : La personne en charge de la veille pourra travailler au marketing de son activité. On pourra lire cet article qui y est dédié Ensuite, elle pourra travailler à faire connaitre ses livrables, pour gagner en visibilité. Et minimiser ainsi les incompréhensions sur ce qu’est réellement l’intelligence économique. Plus le demandeur est sensibilisé à l’intelligence économique, plus il fera des demandes adaptées. La personne en charge de la veille pourra aussi faire une cartographie des réseaux humains. Moinet et Marcon ont montré des modèles de cartographie que j’ai utilisés dans ces exemples.
– Aspects humains : D’abord, cela peut commencer par une optimisation du travail d’analyse. Puisque l’outil est optimal dans les tâches de collecte et de veille, autant se concentrer sur l’analyse. C’est dans ce cadre que je commercialise un jeu sérieux / war game aux multiples vertus. Ensuite, la personne en charge de la veille pourra aussi chercher à maximiser la création d’une intelligence collective. Comment ? En veillant à libérer la parole, à alimenter les échanges, à valoriser les contributions. Cela peut prendre différentes formes.
Intégrer l’intelligence artificielle
Ceci étant posé, allons plus loin, et réglons notre curseur sur un futur proche.
Il faut bien sûr que nous autres professionnels de la veille, soyons habiles, agiles, mobiles, dans l’intégration des outils d’intelligence économique. Plutôt que subir, soyons proactifs à intégrer des outils d’IA dans l’IE.
Imaginons schématiquement ce que pourrait être la place prise par ces outils d’intelligence artificielle :
– Dans le cadre d’une recherche ponctuelle : L’expression des besoins d’un client pourrait être orale. Un peu comme une demande sur OK Google ou Dis Siri.
– L’outil d’IA/IE comprendrait la demande, et à l’image de ChatGPT, ramènerait des résultats adaptés et contextualisés. Selon les préférences du client, le livrable sera brut ou analysé, un texte, un graphe ou une vidéo. Dans ce dernier cas, le visage de l’analyste qui présenterait les résultats serait généré automatiquement par l’IA, et le texte exposé serait évidemment prononcé avec l’intonation qui va bien.
– Dans le cadre d’une veille : on trouverait le même circuit, mais pérennisé. Si au bout d’un certain temps, le client ne consulte plus les résultats, l’outil d’IA/IE désactiverait automatiquement la veille.
– Bien évidemment, l’administration des outils, les critères de satisfaction, le calcul du retour sur investissement seraient automatiques.
– L’IA va bousculer beaucoup de choses dans tous les domaines. Une IA permet par exemple, déjà aujourd’hui, de converser avec des morts.
Ce qui a différentié la « business intelligence » de « l’intelligence économique » était que le premier domaine s’adressait aux données structurées (donc plus facile à traiter) et le second domaine aux données non structurées (donc plus compliquées, et nécessitant de l’humain). L’IA va permettre d’absorber le non structuré aussi facilement que le structuré. Nous allons donc voir une partie de notre activité avalée par les progiciels fortement teintés d’IA.
De ce fait … où serons-nous ? Certainement à de nouveaux postes, par exemple :
– Administration de l’intelligence artificielle pour ce qui est de la veille.
– Vérification de la qualité des données alimentant l’IA.
– Vérification des biais algorithmiques.
– Contrôle des livrables.
– Apport de la dimension humaine à tous les niveaux du processus.
Kai Fu-Lee a écrit un livre très intéressant sur l’impact de la révolution artificielle sur les métiers.
L’enjeu fondamental réside dans la qualité de cette complémentarité.
Comme le dit Jean-Gabriel Ganascia dans son livre « intelligence artificielle : vers une domination programmée » : je cite « les techniques contemporaines se révèlent remarquablement fiables et (…) les dysfonctionnements proviennent presque tous d’un défaut de communication entre hommes et machines ». C’est clair !
En conclusion, c’est un sujet passionnant. Nul doute que l’intelligence artificielle fasse bouger les lignes. Restons donc vigilants. Et … aussi incroyable que cela puisse paraitre, c’était la première fois que j’étais sur le plateau avec Christophe Deschamps 😉 Profitons-en, avant que ce soit nos avatars qui nous replacent !
Si le sujet vous intéresse, vous pourrez trouver pas mal d’articles dans mon blog qui traitent d’intelligence artificielle. Voici une piste pour se sensibiliser à l’IA.
Jérôme Bondu