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Stratégie

CR : Valorisation et protection des actifs stratégiques

By 24 avril 2023No Comments
Valorisation et protection des actifs stratégiques

Compte rendu informel de la réunion de l’AIE IHEDN sur la Valorisation et la protection des actifs stratégiques (voir l’annonce). L’AIE Ihedn, l’association intelligence économique, est présidée par Guillaume Stevens.  La réunion s’est tenue le jeudi 30 mars à l’École Militaire, animée et organisée par Guillaume.

Chatham House

Ce compte rendu est informel et n’engage que son auteur. Ni l’orateur ni l’association ne sont responsables de son contenu. La conférence a été menée sous la règle de Chatham House qui stipule que les participants sont libres d’utiliser les informations collectées à cette occasion, mais ils ne doivent révéler ni l’identité ni l’affiliation des personnes à l’origine de ces informations. De ce fait, j’ai demandé à l’orateur l’autorisation pour le nommer dans cette note !

Pascal Dupeyrat

La conférence était animée par Pascal Dupeyrat. Pascal Dupeyrat est lobbyiste pour des opérations de fusion acquisition (FUSAC / M&A Merger and Acquisition) dans des secteurs stratégiques. Il s’intéresse évidemment au contrôle des investissements étrangers. Il a fondé la société Relians qui intervient sur les transactions dans les secteurs stratégiques :
– En amont : pour voir si la Fusac est conforme au prérequis en matière de sécurité nationale.
– Pendant les opérations, dans le cadre de négociation avec les administrations en charge des différents contrôles
– En aval : dans le cadre du suivi des engagements liés aux opérations.

Sa connaissance des investissements réglementés l’a conduit à publier en 2011 le « Guide des investissements dans les secteurs stratégiques », en 2014 « Mondialisation et patriotisme économique » et en 2020 “Sécurité économique et souverainetés industrielles”. Il y expose les principes et règles afférents au contrôle des investissements étrangers dans les opérations de fusion-acquisition dans les secteurs stratégiques.

Principes de base en fusac

Contrôle

Pascal Dupeyrat a d’abord présenté les principes de base dans une opération d’acquisition. En France, il y a contrôle des investissements étrangers quand trois éléments sont réunis :
– L’acheteur doit être étranger.
– Il doit prendre le contrôle de l’entreprise cible.
– L’entreprise cible doit être dans un secteur stratégique. La notion de secteur stratégique a évolué. Au départ cela comprenait le secteur de la défense nationale. Il y a ensuite eu un premier élargissement en 2014 sous l’impulsion d’Arnaud Montebourg, en incorporant notamment le secteur des télécommunications et des transports … Il y a eu un second élargissement sous l’impulsion de Bruno LeMaire avec la loi PACTE, qui a entrainé un changement très positif : il est désormais possible de faire des modifications de la liste des secteurs par arrêté (ce qui est plus souple qu’auparavant).

En comparaison, les États-Unis n’ont pas nommé précisément les secteurs stratégiques. Ils ont donné une définition tellement large que cela englobe tout. Il peut en effet avoir intervention de l’État :
– S’il y a une menace sur la sécurité nationale.
– Si cela concerne une infrastructure stratégique, des ressources stratégiques ou des données sensibles.

Compétition mondiale

Il y a une compétition mondiale pour l’accès à cinq ressources rares :
– Technologie de souveraineté.
– Ressources (agricoles) rares.
– Infrastructures vitales.
– Terres rares.
– Données !

Et l’on peut s’attendre à une forte compétition pour ces ressources.

Les États doivent produire un arbitrage qui peut être compliqué entre attractivité et protection des actifs stratégiques. Dans ce cadre, trois acteurs rentrent en jeu : l’État, les acteurs financiers, et les entreprises privées (acheteur et acheté).

Il y a actuellement un haut niveau d’investissement étranger, et chaque pays cherche à capter une partie des sommes colossales en jeu.

Il y a des modifications conjoncturelles. Les opérations de Fusac n’échappent pas au contexte géopolitique. Par exemple, en mars 2020, la capitalisation des entreprises du CAC 40 a perdu les 2/3 de sa valeur. Cette période a pu attiser des appétits. Autre exemple actuel, l’impact de la guerre en Ukraine est réel sur l’activité en Fusac.

Valorisation et protection des actifs stratégiques

Mouvement de balancier

Il y a un mouvement de balancier entre valorisation et protection des actifs stratégiques. Pascal Dupeyrat souligne que le mouvement de fond va dans le sens d’un renforcement continu des investissements étrangers. Mais cela n’a pas toujours été le cas.

– Après la chute du mur de Berlin en 1989, certains ont cru à la « fin de l’histoire ». On a alors assisté à un retrait des États dans les jeux économiques.
– Depuis quelques années, les États reviennent en force, et mettent fin au « dogme » de la liberté totale d’investissement. Cela a été particulièrement le cas aux États-Unis, depuis 2018 avec le CFIUS. Le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (Committee on Foreign Investment in the United States) est une organisation interministérielle de l’administration américaine chargée d’analyser les acquisitions d’entreprises aux États-Unis par des compagnies étrangères du point de vue de la sécurité nationale. Cela est aussi le cas en Europe, qui s’est aligné sur les États-Unis, avec une conversion de la Commission européenne en 2019. L’Asie a aussi emboité le pas.

Pour mémoire, dans une transaction :
– Il y a un vendeur et un acheteur.
– Mais aussi les États concernés qui peuvent accepter, refuser, ou assortir de conditions la transaction proposée par le vendeur et l’acquéreur.
– Les acteurs privés peuvent essayer de passer en force. Mais on connait l’expression « pas vu pas pris » … et surtout « pris pendu ». Pendu, signifie, dans le cas qui nous intéresse ici, des sanctions, et une perte de valeur pour l’acteur concerné.

L’Europe est un théâtre de compétition

– Les États-Unis n’hésitent pas à bloquer des investissements étrangers chinois. Ils ont ainsi bloqué l’investissement de Qualcomm. De ce fait, ils ont « perdu » 23 milliards de dollars d’investissement. Les Américains sont parfaitement conscients que ces investissements peuvent de ce fait partir en Europe. L’Europe devient donc, de fait, le théâtre d’une rivalité américano-chinoise.
– Il serait possible de structurer une opération de Fusac pour enlever tous les aspects américains (pas de dollars, pas de brevet américain …) pour écarter le risque d’une intervention du CFIUS. Et bien malgré cela, les États-Unis peuvent se saisir quand même de l’affaire pour bloquer la transaction au motif qu’elle menace indirectement leur sécurité nationale. Par exemple le président Obama a demandé à la chancelière Merkel de bloquer le rachat par des Chinois d’une société robotique allemande.

Protection des actifs stratégiques en France

Comme dans beaucoup de pays, l’enjeu est de favoriser le business, tout en encadrant les opérations dangereuses. Le processus est le suivant :
Il y a 30 jours d’examen au terme desquels :

La transaction peut être autorisée.

  • Autorisée avec conditions.
  • Autorisée avec un examen complémentaire.
  • Refusée.

Il peut y avoir 45 jours d’examen complémentaire au terme desquels :

  • Il y a autorisation.
  • Autorisation avec conditions.
  • Refus. Il faut noter que le silence de l’État vaut refus…

Normalement l’acheteur devrait échanger très en amont avec l’État. Or, généralement les acteurs n’aiment pas cet échange amont avec l’État, car il peut y avoir des contraintes : par exemple l’obligation de dévoiler sa stratégie commerciale, ou dans le pire des cas des fuites dans la presse.

Exemples de protection des actifs stratégiques

Pascal Dupeyrat présente deux exemples :

Exemple Photonis

– En 2020, le fonds d’investissement Ardian souhaite céder l’entreprise de haute technologie Photonis. Le fonds américain Teledyne est acquéreur.
– Ardian a négocié avec Bercy une position. Bercy a mis des conditions, mais il y avait au sein de l’État des divergences de vues.
– Ces divergences se sont exprimées lors de la négociation à répétition des engagements auquel l’acquéreur a cependant toujours souscrit.
– Le ministère des armées a finalement pris la position politique de refuser le rachat par Teledyne.
– Résultat : Ardian avait un client pour une vente estimée à 500 millions d’euros, et a dû alors trouver un autre acquéreur… Le fonds HLD a fait une offre à 370 millions d’euros. Ce qui constitue une perte sèche pour Ardian de 130 millions d’euros !

Exemple Carrefour

Le Canadien Couche-Tard souhaite racheter Carrefour qui est le premier employeur de France. Cette annonce arrive un an avant la présidentielle de 2022. On peut imaginer le problème auquel le futur président aurait eu à faire face si la vente avait été acceptée.
Cette affaire soulève plusieurs questions :

  • Question règlementaire : est-ce que le secteur de la distribution est stratégique ou constitue une activité essentielle (voir pendant la crise Covid) ?
  • Institutionnelle : fallait-il déposer une demande à Bercy ?
  • Politique : est-ce opportun de faire ce rachat un an avant la présidentielle ?
  • Pascal Dupeyrat a évoqué quelques éléments de réponse : du point de vue politique, clairement l’agenda est maladroit. Du point de vue réglementaire, depuis la crise du covid, on considère la distribution comme un actif stratégique. Donc un refus à cette acquisition aurait été « compréhensible ». Par contre, la réaction de l’État a pu paraitre maladroite. Car au lieu de laisser Couche-Tard déposer une offre, puis de la refuser de manière justifiée, l’État a opposé un refus immédiat. Les acteurs économiques ont pu interpréter cela comme une décision politique, et que dès lors le dispositif n’était pas réellement appliqué.

Ces deux cas ont changé la manière de mener des FUSAC. Il y a désormais une prise en compte du contrôle des investissements dans toutes les transactions.

Protection des actifs stratégiques aux USA

Depuis l’instauration du CFIUS, il y a eu six vétos présidentiels Américains :

  • 1990 : blocage du Chinois Catic
  • 2012 : blocage du Chinois Ralls
  • 2018 : blocage du Chinois AixTrom
  • 2016 : blocage du Chinois Canon bridge
  • 2018 : blocage du Singapourien Broadcom
  • 2020 : blocage du Chinois Bytedance (propriétaire de TikTok).

On notera que cinq des six vétos ont bloqué la Chine, et que trois vétos touchent le domaine des semi-conducteurs. Cela est riche de sens …

Rapport de force

Pascal Dupeyrat a insisté sur le fait qu’il fallait une réciprocité euroaméricaine. De telle manière que l’Europe applique aux États-Unis, ce que ces derniers appliquent à l’Europe. L’orateur souligne qu’il faut assumer le rapport de force. Même s’il peut y avoir des arbitrages politiques liés à la raison d’État : on peut valider une opération défavorable ou insatisfaisante d’un certain point de vue s’il y a des contreparties satisfaisantes parfois dans d’autres domaines.

Pascal Dupeyrat souligne que les États-Unis ont toujours le même processus :
– Ils mettent en place une légalisation.
– Puis, distinguent les bons élèves (qui sont souvent les membres d’AUKUS).
– Enfin pénalisent les mauvais élèves par des amendes conséquentes.
Cela s’est fait pour la législation sur la corruption, avec en amont l’aspect législatif (FCPA et extraterritorialité du droit américain) et en aval la pénalisation (Amende sur BNP, Alstom … ). En effet, après avoir imposé aux entreprises américaines des règles en matière de non-corruption, le gouvernement américain l’a étendu au monde entier pour ne pas pénaliser ses ressortissants. Cela a été le point de départ d’une chasse à la corruption dont l’Europe a fait particulièrement les frais. Voir le livre de Frédéric Pierucci Le piège américain et d’Ali Laïdi Le droit comme arme de guerre économique.)

Il est évident selon l’intervenant que les États-Unis vont utiliser les Fusac comme nouveau levier d’ici quelques années. Il faut donc renforcer nos capacités de réaction, avec trois leviers :
– Le renseignement économique.
– Le suivi des engagements. L’investisseur fait généralement une lettre d’information annuelle, mais il faut faire des contrôles sur place. C’est aujourd’hui le rôle des DISSE – Délégués à l’information stratégique et à la sécurité économiques.
– Le contrôle plus large des investissements dès qu’un acteur étranger s’intéresse à un actif stratégique

Conclusion

En conclusion, Pascal Dupeyrat insiste sur trois points :
– Le contrôle des investissements étrangers est devenu un point focal incontournable des FUSAC.
– C’est devenu un marqueur des rivalités étatiques.
– La protection des actifs stratégiques est un enjeu de coopération internationale.

L’orateur rappelle pour finir que « nous sommes alliés des Américains au niveau géopolitique, mais en compétition, parfois féroce, au niveau économique ». Il ne faut donc pas être naïf.

Cette conférence était passionnante et souligne les enjeux de la protection des actifs stratégiques. Merci à Pascal Dupeyrat pour la qualité de son témoignage, et à Guillaume Stevens pour l’organisation de la soirée.

Jérôme Bondu

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