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Intelligence Economique

CR : Colloque EGE ¼ – Les pionniers de l’intelligence économique

By 18 avril 2024avril 23rd, 2024No Comments
pionniers de l’intelligence économique

J’ai assisté au colloque « Intelligence économique dans un monde toujours plus conflictuel » organisé le 8 avril 2024 par l’École de Guerre Economique avec la participation de la DGA. Cet événement marquait le double anniversaire des 30 ans du rapport Martre et des 20 ans du rapport Carayon. Il se tenait à l’École Militaire à Paris, dans l’amphi Joffre. La première table ronde portait sur le thème « Les pionniers de l’intelligence économique en France« .
Ces notes sont évidemment parcellaires, subjectives, et non officielles. Bref elles n’engagent que moi. J’ai n’ai relevé que quelques points pour chacun des intervenants.

Ce compte rendu est en quatre parties correspondant aux quatre tables rondes. Je vais poster successivement dans les jours à venir :

  1. Pionniers de l’intelligence économique en France.
  2. Réussites de l’intelligence économique.
  3. Nouveaux territoires de l’intelligence économique.
  4. Dimension nationale de l’intelligence économique.

Le vice-amiral d’escadre Arnaud Coustillière a ouvert le colloque. Il a notamment souligné qu’il fallait se préparer à l’incertitude, donner du sens, et ne pas vendre ou acheter de la technologie sans penser aux conséquences long terme. J’y ai vu une invitation à développer la souveraineté informationnelle (bien qu’il n’ait pas utilisé l’expression) et à se passer des GAFAM.

Les pionniers de l’intelligence économique

Cette table ronde était animée de main de maître par Nicolas Moinet, avec Alain Juillet, Christian Harbulot et Bernard Carayon. Tous les quatre sont des pionniers de l’intelligence économique en France.

Comment l’intelligence économique a émergé en France ?

Christian Harbulot a rappelé que Mme Edith Cresson avait lu son livre « Techniques offensives et guerre économique », et avait initiée au sein du Commissariat Général au Plan la démarche qui a abouti au rapport Martre. Il a aussi rappelé le rôle de Jean-Louis Levet, qui par la suite créé l’AFDIE, et qui a été le premier conférencier du Club IES. Pour la petite histoire, mon tout premier invité était Christian, mais il avait décliné faute de temps. Et j’avais alors proposé à Jean-Louis Levet d’animer cette première réunion. Et Martre était aussi intervenu pour les 10 ans du Club IES.
Christian a aussi rappelé le rôle éminent de Remy Pautrat parmi les pionniers de l’intelligence économique en France. Le préfet est aussi intervenu au Club IES en 2004 et m’a fait l’honneur de préfacer mon troisième livre.

Bernard Carayon a expliqué que son engagement pour l’intelligence économique s’est fait en partie par hasard. Il ne voulait pas que des collègues « proches de certains États étrangers » préemptent le contrôle parlementaire du renseignement au sein de la commission des finances. Et c’est la raison pour laquelle il a proposé et obtenu ce contrôle. C’est dans ce cadre qu’il a proposé au Premier ministre un rapport sur la coordination des services de renseignement. Et devant les réticences de celui-ci à rendre publiques les difficultés entre les différents services, il lui a proposé alors un rapport sur l’intelligence économique. Dans ce cadre, il a audité 400 personnes pour construire son rapport.
En substance, il a dit que « l’intelligence économique est la réponse à une mondialisation agressive qui emprunte tous les chemins de la puissance ».

Alain Juillet, pour sa part, a rappelé qu’en 2000 il avait reçu la mission de développer l’aspect économique au sein de la DGSE. Mais il s’est rapidement rendu compte que cela ne marcherait pas. L’absence de culture économique était trop forte. Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, et Michèle Alliot Marie, alors ministre de la Défense, lui ont alors proposé de développer l’Intelligence Economique. Au départ, il n’a eu aucun moyen : « On m’a donné un bureau et un téléphone, sans budget et sans secrétaire ».

À l’écoute de ces témoignages, on se rend compte à quel point l’engagement de ces quelques pionniers a été décisif dans l’émergence de la discipline intelligence économique.

Quel rapport la France entretient-elle avec la notion de puissance ?

Ces pionniers de l’intelligence économique pointent la disparition de la notion de puissance.

Christian Harbulot avait souhaité initialement que le mot « renseignement » soit utilisé pour nommer la discipline. Mais ce n’était pas possible. C’était un mot tabou, tout comme le mot « puissance » qui était « interdit » d’utilisation dans la langue de la haute administration française. Christian explique « Au Commissariat général au plan, je voulais travailler sur la puissance. Mais au sein du Plan ce n’était pas possible, car il y avait d’un côté les libéraux et de l’autre les tiers-mondistes ». L’idée de puissance était bannie.
Cela n’a pas toujours été le cas en France. Christian rappelle que le général de Gaulle avait une vision du rôle du Renseignement. Mais que cela a été perdu par la suite. Le général avait aussi une vision du rôle de l’informatique pour le pays. Mais (encore un « mais ») cela a été détruit par un homme qui n’était positionné que sur la défense de son groupe industriel. Christian n’a pas nommé cette personne. Mais j’ai pensé à Ambroise Roux qui a été semble-t-il un des fossoyeurs du projet Cyclade de Louis Pouzin.

Ces pionniers de l’intelligence économique ont rappelé des anecdotes qui révèlent bien l’état d’impréparation dans laquelle étaient les grands patrons français. Ils ont par exemple expliqué qu’un jour, le patron du SDECE (future DGSE) a apporté le plan de développement d’une grande société japonaise en France. Ce plan a été donné à deux patrons français, concurrents directs du japonais. Ces derniers n’ont pas su quoi en faire. Ce fait d’arme du SDECE est resté sans suite.

Le système étatique n’était pas préparé pour développer la culture de l’intelligence économique. « L’État a la culture de l’emprunt, de faire rentrer les impôts, de faire de la statistique. Mais pas l’offensif et la puissance » a-t-on entendu. Les orateurs regrettent l’absence d’une réelle politique publique d’intelligence économique. Ils tombent d’accord pour dire que « Trente ans plus tard, cela reste à faire ». Il aurait fallu créer un CEA de l’information et une politique normative. Lors d’une conversation avec Rémy Pautrat dans les années 2000, ce dernier m’avait tenu le même raisonnement.

Comment l’appellation intelligence économique a tel été créée ?

Le rapport Martre disait en substance que la France est très défensive et qu’il fallait se muer vers l’offensif. L’expression « intelligence économique » contient l’idée de travailler sur les sources ouvertes, mais aussi fermées.

Bernard Carayon rajoute des éléments sur Henri Martre : « Martre n’aimait pas l’expression de guerre économique. Et il n’avait pas de défiance envers les États-Unis, car peu après il est rentré dans le fonds d’investissement Carlyle. » À l’époque où le rapport Martre est publié, les États-Unis ont déjà mis en place depuis 1933 un arsenal économique très agressif (Buy American Act, Small Business Act, Advocacy Center…).

Quelles ont été les difficultés à mettre en place une dynamique d’intelligence économique ?

Ces pionniers de l’intelligence économique ont rencontré des difficultés réelles à faire émerger la discipline.

Alain Juillet explique avoir cherché à structurer trois choses :

  • L’action dans les ministères, avec des correspondants intelligence économique.
  • La formation en IE.
  • La profession. Car les quelques formations de l’époque commençaient à former des étudiants qui rentraient sur le marché du travail.

Au-delà de ces réussites, M. Juillet explique avoir « eu du mal avec les entreprises, notamment avec les banques » très rétives au concept d’intelligence économique.

Bernard Carayon a pointé des freins complémentaires face à la diffusion d’une dynamique d’intelligence économique :

  • Les ministères sont très éloignés de ces problématiques.
  • Les syndicats sont encore plus éloignés.
  • « Même le Medef n’a pas été porteur » explique-t-il. Car, le syndicat représente toutes les entreprises présentes sur le territoire français, et pas seulement les Françaises.

Mais M. Carayon a étrillé particulièrement la Commission européenne : « Il y a des concepts qui lui sont totalement étrangers » :

  • Celui de dépendance. Dont on a vu avec le Covid qu’il y a des dépendances stratégiques dangereuses.
  • Celui de réciprocité. Car l’UE offre des aides à des entreprises étrangères qu’elle refuse à des entreprises européennes. Demander une réciprocité ne vient pas à l’idée des membres de la Commission.

Bernard Carayon est ironique quand il dit que la commission a eu l’intelligence d’imposer en Europe le moteur électrique alors que la Chine possède 99% du marché de la batterie. Et au-delà de la Commission, il s’est aussi attaqué à l’Allemagne qui « a fait le choix de toutes les dépendances » : Dépendance automobile avec la Chine, via le marché de la batterie pour les véhicules électriques. Dépendance énergétique avec le gaz russe. Dépendance sécuritaire avec les États-Unis. « Et ce sont eux qui dirigent l’Europe » regrette-t-il.

Quel bilan ?

Malgré les quelques regrets exprimés, ces pionniers de l’intelligence économique ont quand même salué des victoires : d’abord celle du développement d’une filière de formation en intelligence économique, avec de nombreux mastères, dont ceux de l’EGE ou de Poitiers. Ensuite, celle du développement d’un marché privé de l’information.

  • Christian pense que la France peut maintenant passer à l’offensive. « Après le développement d’une culture de l’intelligence économique, il faut développer une culture de la guerre économique ».
  • Alain Juillet rappelle que l’intelligence économique est basée sur des principes basiques et intemporels : « être curieux et regarder ce qui se passe ailleurs ».
  • Bernard Carayon souhaite une impulsion qui parte du sommet de l’État. D’autant que l’intelligence artificielle change rapidement les pratiques d’intelligence économique. Il conclut « Il faut être réaliste, patriote et avisé ».

Ce témoignage des pionniers de l’intelligence économique était passionnant. Nous avons bien sûr une pensée pour les autres, notamment ceux qui nous ont quittés, comme l’amiral Lacoste ou Robert Guillaumot organisateur des JIEE.

Suite : Réussites de l’intelligence économique.

Voir l’annonce sur le Portail de l’IE. Voir les prestations et la formation Inter-Ligere.

Jérôme Bondu

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